Le 11 juin 2021, à Paris, huit femmes se sont retrouvées. Huit femmes dont les compagnons militaires sont morts au combat. Ensemble, elles ont participé à un séminaire à l’Ecole militaire : « Regards d’espérance ». Financé et organisé par Solidarité Défense en collaboration avec l’ANFEM nationale et avec le soutien des armées, ce séminaire consistait en trois journées de reconstruction par l’art et la parole pour des veuves de militaires. Elles ont été encadrées par deux intervenantes : Odette Chesnot, fondatrice de l’association libanaise pour les victimes du terrorisme, Karine Debono, psychologue. À l’origine, le projet est une édition internationale qui accueille des veuves françaises, mais aussi libanaises et américaines (« Women World for Peace »). Cette année, à cause de la crise sanitaire, seules des Françaises ont pu assister à cet événement tout spécialement conçu pour elles. Pour clôturer le séminaire, le chef d’état-major des armées, entouré des chefs d’état-major de l’armée de Terre, de l’armée de l’Air et de l’Espace et de la Marine nationale ont reçu les veuves.

Odette Chesnot travaille plus spécifiquement par la médiation par l’argile. Elle nous a expliqué les bienfaits de son travail.

« Comment vous êtes-vous intéressée à la prise en charge du traumatisme par l’art ?

Après avoir fait les Beaux-Arts en France, j’ai voulu créer une Ecole d’art au Liban, mon pays d’origine. La guerre de 2006 a tout chamboulé. Dans un camp de réfugiés, j’ai commencé à mettre en place des ateliers d’expression artistique. Une amie, elle, tenait des groupes de parole. Et j’ai remarqué quelque chose qui m’a fait un déclic : ceux qui étaient passés par l’expression artistique avaient beaucoup plus de facilités à prendre la parole que les autres, qui parfois étaient mutiques. J’ai alors décidé de me tourner vers une autre facette de l’art, non pas comme activité créative, mais comme outil thérapeutique. Et c’est cela l’art-thérapie : une pratique artistique dont le but est de soigner un mal. Je suis ainsi allée étudier l’art-thérapie, à Paris V. A Paris VI j’ai obtenu un diplôme du traumatisme psychique et j’ai fait un doctorat à Université Jules Vernes UPJV.

Quel est le but de votre travail ?

Le moment de l’art-thérapie est avant tout un moment de prise de conscience. Un choc, un traumatisme fige le temps, il enferme celui qui en est victime dans le moment précis du traumatisme.  La thérapie permet de sortir du moment figé, et de remettre la machine du temps en marche. Mon professeur, le général Crocq, utilisait une métaphore intéressante: notre vie est comme un chapelet, et la thérapie va permettre à ce que l’événement qu’on a vécu rentre dans ce chapelet, une boule parmi les autres. On peut vivre d’autres drames et d’autre bonheurs.

Vous vous êtes spécialisée dans la médiation par l’argile. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette pratique ?

Il s’agit de travailler la matière, le sens du toucher pour ramener la conscience de l’individu traumatisé à l’ « ici et maintenant » de son corps pour le sortir du « là-bas » du choc. Devant la boule d’argile, le patient peut mettre en trois dimensions les horreurs qu’il a en lui. Avec l’argile, il est capable de casser une barrière pour avoir accès à l’inconscient. Passer du subir à l’agir. Travailler avec l’argile, c’est travailler par la symbolisation, c’est prendre conscience et transformer.

Concrètement, comment se déroule une séance ?

Il n’y a pas de séance type, et chaque thérapeute a sa manière de procéder. En général, je commence par initier une connexion entre soi et la terre. Il faut s’ancrer dans le lieu actuel du travail, sentir son corps de ses pieds au sol jusqu’à ses mains sur la boule d’argile. La terre ne doit pas être un objet extérieur. C’est un exercice de pleine conscience proche de la méditation. Ensuite je donne une consigne de travail, il peut s’agir d’une métaphore, ou d’une contrainte formelle. Ce moment est à la fois un espace de création mais aussi de parole, puisqu’en même temps que les patients travaillent la terre, ils peuvent parler, associer des idées et j’essaie de les emmener quelque part où ils pourront aller mieux.

Quel est votre rôle pendant une séance ? N’est-il pas difficile de recevoir toutes ces émotions ?

Le thérapeute accueille ce que le patient doit sortir. Il le digère puis en ressort des éclairages. Il y a une barrière, une vitre qui se dresse entre moi et les participants, on compatit mais on ne se met pas à la place du patient. Bien sûr l’expérience permet de mieux en mieux gérer une séance, de recevoir une réponse sans s’effondrer. Mais surtout, un bon thérapeute est un bon observateur, il doit tout voir, tout écouter. Le psychisme est notre outil de travail. Tout est dans le dosage, l’équilibre de ce que l’on dit au patient pour l’emmener là où l’on veut l’emmener. Deux écueils nous menacent constamment : détruire ou ne rien changer.

« Regards d’espérance » est séminaire qui de  groupe. En quoi la présence des autres est-elle importante dans le processus ?

La rencontre au sein du groupe est en effet très importante. Un effet miroir se crée, on prend conscience que l’autre souffre aussi. Il y a à la fois une relativité et une confidentialité, on peut tout dire parce que l’autre comprend.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le deuil et le veuvage ? Quelle est la spécificité de ce trauma ?

La culpabilité. Le deuil est commun à tous les êtres humains. Pour autant le deuil n’est pas forcément fait. Faire son deuil, c’est revenir à soi. Les femmes qui n’ont pas fait le deuil de leur compagnon ne se considèrent que comme veuve. Quand elles font leur deuil, elles redeviennent elles-mêmes, elles peuvent avoir une autre vie avec un autre homme. Le déclic c’est quand la personne pense à elle, à son Moi. Cela n’a rien à voir avec de l’égoïsme. C’est le moi qui sait ce qu’il veut, le moi qui peut avoir du plaisir.

Et après ?

Chacun est évidemment différent. Le trauma prend du temps, il est un trouble à part et infiniment complexe. L’art-thérapie peut être conçue comme une « béquille ». Les vétérans souvent s’autocalment par l’art-thérapie. C’est d’ailleurs avec les militaires blessés qu’est née cette conception du soin. Après la thérapie, souvent le patient adopte des moments art-thérapeutiques au quotidien pour gérer son émotion. Sculpter, écrire, dessiner, peindre, etc… sont autant de moments d’expression que ceux qui ont suivi une thérapie se ménagent régulièrement comme un geste sain. »

Les participantes ont particulièrement apprécié ce moment de solidarité et d’entraide, et souhaitent que ce séminaire puisse continuer pour toutes celles ayant besoin d’un regard d’espérance.

Les participantes du séminaire ont accepté de témoigner au sujet de leur expérience dans le podcast « Regards d’espérance »:

Regards d’espérance: épisode 1
Regards d’espérance: épisode 2